top of page
Le psaume 8: L'émerveillement de se découvrir aimé

(Extraits choisis du livre LE DÉSIR DE DIEU – Prier les psaumes, Cardinal Martini (pp.43-51)

​

Psaume 8

Ô Seigneur, notre Dieu,

qu'il est puissant ton nom par toute la terre!

Lui qui redit ta majesté plus haute que les cieux

par la bouche des enfants, des tout petits,

tu l’établis, lieu fort, à cause de tes adversaires

pour réduire l'ennemi et le rebelle.

À voir ton ciel, ouvrage de tes doigts,

la lune et les étoiles, que tu fixas,

qu'est donc le mortel, que tu t'en souviennes,

le fils d'Adam, que tu le veuilles visiter?

​

À peine le fis-tu moindre qu'un dieu;

tu le couronnes de gloire et de beauté,

pour qu'il domine sur l'œuvre de tes mains;

tout fut mis par toi sous ses pieds,

brebis et bœufs tous ensemble,

et même les bêtes des champs,

l'oiseau du ciel et les poissons de la mer,

quand il va par les sentiers des mers,

Ô Seigneur, notre Dieu,

qu'il est puissant ton nom par toute la terre!

 

Un saisissement issu d'un événement humain dramatique
​

Je ne sais si je réussirai à vous communiquer ce que je ressens à propos de ce psaume. En effet, le psaume 8 n'est pas seulement un simple hymne de louange, même si je l'ai sans doute si souvent récité ainsi, comme un chant de louange à Dieu. C'est certainement un hymne de louange et nous avons déjà vu que ce sont les deux attitudes, lamentation et louange, qui donnent le rythme à la prière issue de l'homme: la louange pour la vie, et la lamentation pour la vie qui décline, la prière au Dieu de la vie pour qu'il nous sauve. 

​

Cette fois-ci, nous ne sommes ni devant une simple exclamation de louange à Dieu pour la grandeur du créé, ni face à une simple contemplation pour la grandeur de l'homme. Ce chant trouve donc en grande partie un parallèle dans le Cantique des créatures de saint François. Le Cantique des créatures est la contemplation de quelqu'un qui regarde autour de lui et voit les œuvres de Dieu dans le soleil, dans la lune, dans les étoiles, et chante sa louange pour le frère vent, pour la sœur eau, pour le frère feu, pour notre mère la terre, pour ceux qui pardonnent, pour notre sœur la mort. 

​

Il me semble que le centre générateur de ce psaume, qui est aussi un hymne de louange, est autre, et je voudrais tenter de l'exprimer en appliquant le psaume à un personnage biblique qui l'a probablement vécu à la première personne. Ce psaume découle certainement d'une contemplation de la nuit, de la nuit orientale, en Palestine, riche d'étoiles, avec un ciel extrêmement lumineux. Mais ce n'est pas simplement une contemplation poétique de la nuit, il me semble qu'elle surgit d'un saisissement issu d'un événement humain dramatique.

​

J'imagine le personnage de David quand il était encore un guerrier au service de Saül : à un certain moment, il se sent trahi par le roi, traqué par ses gardes et s'enfuit alors au désert de Juda. Dans ce désert, que certains d'entre vous connaissent, plein de grottes, de ravins, de précipices, David fuit en courant, et voilà que la nuit tombe. Il s'arrête alors et se sent seul ; l'ennemi a perdu sa trace, et il est pourtant transi de peur ; il lui est arrivé quelque chose d'irréparable, il a perdu la confiance du roi ; il lui semble que Dieu l'a abandonné et il se retrouve seul dans le froid du désert et de la nuit.

​

Et voilà qu'il lève les yeux et voit le ciel au-dessus de lui, ces étoiles merveilleuses qui nous ravissent aujourd'hui encore quand nous les contemplons au désert de Juda, avec une clarté, une limpidité qui font presque mal aux yeux. David, alors, se met à penser : comme Dieu est grand, comme il est immense! Et au fond , comme mon histoire est minuscule. Oui, j'ai fait l'important, j'ai cru être quelqu'un, et voilà que ma destinée s'en va à la dérive. Mais que suis-je face à cet immense univers? Face à cette éternité de Dieu ? Face à ces richesses infinies dont la Parole de Dieu a constellé la voûte du ciel ?

 

Et pendant que David se laisse aller à cette contemplation, il s'apaise peu à peu, il oublie ses malheurs, son passé ; il se perd dans ce regard sur les œuvres de Dieu, et à un certain moment il pense: mais je suis aimé de Dieu! Au fond, tout cet univers est pour moi, Dieu se souvient de moi, Dieu ne peut m'oublier, Dieu me rend visite. 

​

Voilà l'émerveillement du psaume: l'homme éprouve sa pauvreté, sa fragilité, et tout à coup se découvre au centre de l'univers, au centre de l'amour de Dieu, de sa visite. (pp.43-51)

 

« Qu'est donc l'homme, que tu t'en souviennes, le fils d'Adam, que tu le veuilles visiter? »
​

Il me semble que le centre générateur du psaume est ce saisissement exprimé par l'interrogation centrale : « qu'est donc l'homme, que tu t'en souviennes, le fils d'Adam, que tu le veuilles visiter? » Saisissement dont tout le psaume reçoit une structure, une configuration précise; il est divisé en deux grandes parties dont cette interrogation est le point central. 

– Dans la première partie (v. 2-5) on part de l'univers, œuvre de Dieu, pour aboutir à l'homme, petit être perdu.

 – Dans la deuxième partie Cv.6-10) on part de cet homme aimé de Dieu pour ouvrir à nouveau le regard sur tout l'univers, dont l'homme est le point clé. 

​

Nous voyons ici par cet exemple que l'anthropologie qui sous-tend les psaumes tourne autour de ces trois grands concepts : Dieu créateur, l'homme profondément aimé, l'univers, œuvre de Dieu confiée à l'homme. Trois formules très simples, mais qui nous donnent tout un tableau d'anthropologie et de comportement humain. L'homme n’est pas seul, aucun de nous n'est seul ; il est l'objet de l'amour de Dieu, et chacun de nous est au centre d'une réalité dont il est rendu, par amour et avec confiance, responsable. 

​

Telle est la lecture du psaume que je propose : l'expérience du saisissement d'être tellement aimés, au centre de cet univers si complexe et qui pourrait nous apparaître si hostile, ou sur lequel nous serions tentés de mettre la main comme des voleurs et des destructeurs du créé. Si la vision qui se présente à nous était seulement celle de l'homme face à l'univers, alors l'homme pourrait nous apparaître soit écrasé par les choses soit plein de tension héroïque, titanesque, tentant d'assujettir l'univers et d'y faire la loi. Tentative qui finit par user négativement de cet univers, et par se retourner contre l'homme lui-même. 

​

La vision du psaume, au contraire, nous renvoie à l'univers, œuvre de Dieu, confiée à l'homme non pour qu'il en use à sa guise contre lui-même ou contre les autres, ou pour sa propre ruine, mais pour qu'il en fasse un chant de gloire à Dieu. 

​

Dans cette façon de voir, nous récupérons aussi celle du Cantique des créatures de saint François, si nous pensons que ce cantique n'est pas celui d'un homme qui contemple l'univers dans la tranquillité d'une vision pacifique, mais le cantique d'un homme aveugle et moribond, épuisé par la maladie, d'un homme désormais rongé par les forces de la mort, qui trouve pourtant la force de reconnaître la grandeur de Dieu, sa bonté, la présence de son amour dans les événements de sa vie.

​

Il me semble donc que nous pouvons chercher à comprendre ce psaume dans sa force dramatique, car il ne jaillit pas d'une simple contemplation, mais d'une expérience vécue. 

 

Lecture du psaume : relecture anthropologique
​

Pour vous aider à méditer sur ce psaume, je suggère maintenant trois pistes de lecture, qui pourraient être approfondies dans le silence et qui devraient aussi nous mener à quelques conclusions pratiques. La première est une relecture anthropologique du psaume.

​

La relecture anthropologique suggère de relire le psaume avec cette question : qui suis-je? Qui suis-je dans cette aventure qu'est ma vie? Qui suis-je avec toute ma petitesse, ma pauvreté? Nous sommes appelés à reconnaître dans la prière: Seigneur, je ne suis rien face à toi, mais combien tu es grand, toi qui te souviens de moi ! Et le pauvre que je suis s'exprime donc dans la louange, dans la reconnaissance, parce que Dieu a fait de moi de grandes choses, il m'a donné gloire et honneur: je dois donc avant tout partir d'un haut concept des dons que Dieu m'a faits. 

​

Gare à nous si nous nous avilissons, si nous nous banalisons ; chacun de nous est grand, à peine moindre que les anges. 

​

Le texte hébraïque dit même : « à peine moindre qu'un dieu », couronné de gloire et de beauté ; voilà ce que je suis. Cette réflexion anthropologique est une contemplation reconnaissante de ce que je suis ; et de ce que nous sommes tous : dignes de gloire et d'honneur. Voilà donc la conséquence de cette relecture anthropologique: honneur à l'homme. Est-ce que je sais vraiment honorer tout  homme, Est-ce que je sais rendre honneur à tout homme en respectant l'âme du prochain, en respectant son corps? Fais-je donc du prochain, de celui qui est à côté de moi, de la personne que je connais et que j'aime, quelqu'un que j'honore, ou bien fais-je de l'âme, de la vie, du corps de celui qui est à côté de moi un objet de cupidité, d'avidité, de convoitise, d'égoïsme, de sensualité? 

​

Ne pas honorer l'homme honoré de Dieu, c'est assumer l'attitude possessive qui soutire ou arrache quelque chose pour soi, pour son propre profit, pour sa propre sensualité, pour sa propre avarice, pour son propre égoïsme. Telle est la ligne de lecture anthropologique: est-ce que j'honore ce que Dieu m'a donné et la réalité des hommes qui m'entourent ? 

 

Relecture christologique (avec le Christ au centre)
​

La lecture christologique de ce psaume est en revanche celle suggérée par certains passages du Nouveau Testament, et je pense en particulier au chapitre 2 de l'épître aux Hébreux, où l'on trouve ces mots à propos du Christ: « Tu l'as un moment abaissé au-dessous des anges. Tu l'as couronné de gloire et d 'honneur. » Ou encore, au chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens, où il est dit: « Il a tout mis sous ses pieds » ; Dieu a mis toute chose sous les pieds du Christ, y compris la mort.

​

 La lecture christologique appelle à relire le psaume en reconnaissant dans le Christ ressuscité ce fils de l'homme, fragile, comblé par Dieu de gloire et d'honneur dans sa résurrection, et fait Seigneur de l'histoire et de la vie. La lecture christologique invite à honorer le Christ, à adorer le Christ Seigneur de l'histoire et de la vie, Fils de Dieu, à qui, en tant qu'homme, a été donné le pouvoir au ciel et sur la terre, et donc aussi le pouvoir sur ma vie, sur mon avenir. La question qui naît de cette lecture est celle-ci : est-ce que je reconnais le Christ Seigneur de l'histoire et de la vie? Comment reconnais-je le Christ Seigneur de ma vie ? Surtout en recevant du Christ ma vocation, en reconnaissant le Christ comme celui qui m'appelle ; qui m'appelle à vivre ma vie selon son dessein. Dans ce cas, la prière, dans cette relecture christologique est: Seigneur, que veux-tu de moi? Seigneur de ma vie, que veux-tu que je fasse de cette vie mienne, que veux-tu que je fasse de mon avenir? Le Père a mis à tes pieds, ô Ressuscité, tout le monde. Je t'honore, Seigneur du monde et de l'histoire, et je désire exprimer par ma vie ta seigneurie sur l'histoire. Je désire le faire en répondant à ma vocation; et dans mon milieu, dans la réalité que je tiens entre mes mains, je désire exprimer que Tu es Seigneur de cette réalité. 

 

Relecture eucharistique
​

Il y a aussi une relecture eucharistique: qui est ce Dieu qui visite chacun de nous, pauvres hommes, se soucie de nous, se souvient de nous ? C'est le Christ eucharistique, centre de la vie de l'Église. Et comme nous disons : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir » nous pouvons dire aussi: « Seigneur, que sommes-nous pour que tu te souviennes de nous, que sommes-nous pour que tu fasses de nous la communauté eucharistique en cette cathédrale, en cette église, dans nos églises? Comment puis-je te rendre ce souvenir que tu as de nous? En t'adorant dans la reconnaissance de ta présence. »  

 

La Bonne Nouvelle
​

Je veux terminer par une citation de la première encyclique du pape Jean-Paul II. Il me semble qu'elle commente parfaitement ce que j'ai appelé le centre générateur de ce psaume, c'est-à-dire ce saisissement fondamental pour Dieu – grand Créateur de l'univers, indicible, ineffable, dont nous ne pouvons même pas prononcer le nom –, pour ce que Dieu a fait à l'homme. Le pape dit: « Quelle valeur doit avoir l'homme aux yeux du Créateur s'il « a mérité d'avoir un tel et si grand Rédempteur », si « Dieu a donné son Fils » afin que lui, l'homme « ne se perde pas, mais qu'il ait la vie éternelle ». Et il poursuit : En réalité, cette profonde admiration devant la valeur et la dignité de l'homme s'exprime dans le mot Évangile, qui veut dire Bonne Nouvelle. Elle est liée aussi au christianisme. »

​

Ce psaume peut donc être relu comme le « psaume de la Bonne Nouvelle », de l'admiration au sujet d'un homme tant aimé de Dieu, « Cette admiration – poursuit le pape – justifie la mission de l'Église dans le monde, et  même, peut-être plus encore, dans le monde contemporain. Cette admiration, qui est en même temps persuasion et certitude, – et celle-ci, dans ses racines profondes, est certitude de la foi, sans cesser de vivifier d'une manière cachée et mystérieuse tous les aspects de l'humanisme authentique –, est étroitement liée au Christ. (…) L'Église, qui ne cesse de contempler l'ensemble du mystère du Christ, – et ce psaume peut être vu comme le psaume de toute l'Eglise qui est saisie devant le mystère de l'amour de Dieu pour l'homme en Christ –, sait avec toute la certitude de la foi, que la Rédemption réalisée au moyen de la croix a définitivement redonné à l'homme sa dignité et le sens de son existence dans le monde, alors qu'il avait en grande partie perdu ce sens à cause du péché. C'est pourquoi (…) à toutes les époques, et plus particulièrement à la nôtre, le devoir fondamental de l'Église est de diriger le regard de l'homme, d'orienter la conscience et l'expérience de toute l'humanité vers le mystère du Christ, d'aider tous les hommes à se familiariser avec la profondeur de la Rédemption qui se réalise dans le Christ Jésus. (Redemptor Hominis, 10)

​

Nous pouvons donc prier ce psaume aussi avec toute l'Église, pour nous faire l'écho de tout homme, et pour que cette admiration qui nous saisit devienne celle de tout homme qui reconnaît ne pas être seul et perdu dans un univers aveugle et sans direction, mais qui se sait très aimé et avoir en main une grande responsabilité pour ce monde et pour cette histoire. 

bottom of page