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LE PSAUME 6 : lamentation et louange  
(Extraits choisis du livre LE DÉSIR DE DIEU – Prier les psaumes, Cardinal Martini (pp.31-41)
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Je crois que pour parvenir à saisir le message du psaume, une réflexion un peu plus longue est nécessaire, pour rendre raison des deux grands sujets qui dominent toute la prière des psaumes.

 

Les psaumes, vous le savez, sont au nombre de cent cinquante et ce sont des prières en poésie, très différentes entre elles. Elles se répartissent en hymnes, psaumes sapientiels, psaumes historiques (qui racontent l'histoire du peuple), psaumes royaux (qui parlent du Roi Messie). Toutefois, si nous voulions condenser les attitudes fondamentales de l'homme qui prie dans le psaume, nous pourrions les définir ainsi : l'attitude de la lamentation et celle de la louange. 

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Toute la vie de l'homme qui prie avec les psaumes est comme pénétrée de cette réalité de la lamentation et de la louange : elles alternent sans cesse comme deux rythmes de prière, comme deux moments de l'expérience directe que l’homme fait du dialogue et du rapport avec Dieu. 

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Nous n'utilisons plus aujourd'hui ce langage pour traduire les deux altitudes fondamentales de l'homme en prière ; sans doute utilisons-nous d'autres termes. Nous parlons, par exemple, de prière de demande et d'action de grâces. Mais le psautier, avec son antique expérience, quasi primordiale, de l'homme, rapporte ces deux expressions de la prière humaine à ses racines, à deux réalités sources, qui sont précisément la louange et la lamentation.

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Cherchons à comprendre ce que nous enseignent les psaumes quand ils rapportent l'attitude primordiale de l'homme dans son rapport avec Dieu, à la forme de la lamentation et de la louange. Ce qu'est la louange et comment le psaume l'entend. Dans la Bible, la louange n'a qu'un seul objet : Dieu. Il n'existe pas dans la Bible d'autre objet du verbe louer que Dieu ; la louange est donc la façon par laquelle l'homme se situe face à Dieu seul. Et il s'agit d'une louange au sens hébraïque d'exultation, de mouvement enthousiaste du cœur, de révérence, d'émerveillement devant l'œuvre de Dieu. Telle est la louange biblique; c'est la louange du Magnificat : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit exulte en Dieu mon Sauveur » ; telle est l'attitude fondamentale de la louange.

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Pour la Bible, la louange est donc expression de la vie; nous dirions aujourd'hui, de manière peut-être plus philosophique : la louange est expression de l'être, elle est émerveillement face à l'être.

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Le prophète Isaïe dit: « Le vivant te loue, ô Dieu, comme je le fais aujourd'hui » ; c'est la vie qui loue Dieu, c'est le vivant qui loue. La louange est la dimension de l'être faite conscience, autrement dit de l'homme qui se sent en vie et loue l'auteur de la vie. Pour la Bible, pour les psaumes, louer c'est vivre. 

Ne pas louer, c'est donc ne pas vivre, c'est la mort.

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La mort, c'est ne pas louer Dieu, parce que ne pas louer est identique à ne pas vivre, ne pas vivre la vie qui est un don de Dieu à restituer en louange. La mort, entendue en son sens négatif, comme l’entend la Bible, et non au sens où nous l’entendons aujourd'hui comme le passage à une autre vie plus haute, la mort comme négation de la vie, est non-louange.

 

La non-louange est la non-vie, c'est le non-être, c'est la mort. Voilà pourquoi le psaume peut dire: « dans la mort, nul souvenir de toi: dans le shéol, qui te louerait? », car la louange est vie, louer c'est vivre, ne pas vivre c'est ne pas louer ; louange et vie se correspondent. 

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Quand il loue, l'homme se sent vivant et sent la vie battre en lui avec joie, avec enthousiasme, avec de claires résolutions, comme dans les psaumes. 

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Si telle est la louange, qu'est-ce alors que la lamentation, c'est-à-dire l'attitude opposée ? C'est le cri de l'homme dont la vie décline; c'est le cri de l'homme qui sent la vie s'évanouir, en un sens spécifique, qualitatif: sa santé, son projet de vie, sa capacité d'aimer, sa dignité. Quand l'homme sent ces choses décliner, la lamentation surgit ; quand il fait l'expérience de la dégradation de la vie, sachant que le bien de la vie (c'est-à-dire le bien de l'être) est donné par la proximité du Dieu vivant, alors l'homme crie: ne m'abandonne pas, reviens, je veux te louer à nouveau.

 

Ce que l'homme expérimente dans cette dégradation du vivre, dont il a peur, c'est ce que l'on appelle la colère de Dieu, le dédain de Dieu, Dieu qui l'abandonne: parce que si la vie est Dieu, ne pas vivre, c'est être abandonné de Dieu. Et il crie alors : « Pitié pour moi, Seigneur, je défaille, guéris-moi; mon âme est toute bouleversée, viens me libérer, sauve-moi par ta miséricorde. »

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La lamentation est comme l'opposé de la louange, c'est-à-dire de la clarté, de la conscience de l'homme que vivre c'est louer Dieu. Et l'homme, sentant que quelque chose de sa vie décline, dans la maladie ou la solitude, la souffrance morale ou l'abandon, ou dans la peur de l'avenir, crie vers le Dieu-vie, il se lamente auprès du Dieu-vie, parce que Dieu semble loin de lui, et il l'invoque. 

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Peut-être cela deviendra-t-il plus clair si nous nous demandons qui sont ceux qui ont prié ainsi dans la Bible. Et nous vient à l’esprit la figure de David. Une grande partie des psaumes de lamentation est attribuée à David, qui est passé par des expériences de souffrance, d'humiliation, d 'abandon: mais il les a vécues en croyant, c'est-à-dire en criant vers Dieu. Il ne les a pas vécues dans le désespoir de celui qui se sent seul, mais dans la lamentation de celui qui se sent abandonné et sait que son cri atteint l'Amour. David a vécu ces expériences-là.

 

Le prophète Jérémie a écrit des lamentations très semblables à ces psaumes par le vocabulaire et la façon de s'exprimer. Lui aussi a vécu, en prophétisant, cette expérience de solitude et d'abandon et a donc exprimé cette situation par une lamentation – par un cri. Job, dans sa souffrance physique et morale, s'est également exprimé ainsi. Et Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » 

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Tout chrétien peut répéter l'expérience de David, de Jérémie, de Jésus. Tout chrétien malade, souffrant, seul, persécuté : il y a tant de circonstances dans lesquelles le chrétien revit ces réalités. Tant de nos frères dans la solitude, dans la souffrance, et jusque dans la persécution, vivent le drame de ce psaume! 

Celui qui est dans la persécution ou dans la souffrance par amour de l'Évangile, par amour de la justice et de la liberté, ne vit pas cet état avec enthousiasme, avec euphorie; il peut souvent le vivre dans une terrible souffrance de solitude, avec une peur qui le ronge, et alors lui aussi crie ainsi vers Dieu. 

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Quand nous récitons ce psaume, nous nous unissons à la prière de tous ceux qui souffrent ; peut-être ne pouvons-nous rejoindre leur souffrance par des mots ou par des gestes de réconfort ; mais par ce psaume nous nous unissons à la lamentation universelle de ceux qui invoquent le Dieu sauveur. 

 

 â€‹Psaume 6 : Psaume du malade

Seigneur, ne me châtie point dans ta colère,

ne me reprends point dans ta fureur.

Pitié pour moi, Seigneur, je suis à bout de force,

guéris-moi, Seigneur, mes os sont bouleversés,

mon âme est toute bouleversée.

Mais toi, Seigneur, jusques à quand?

Reviens, Seigneur, délivre mon âme,

sauve-moi, en raison de ton amour.

Car dans la mort, nul souvenir de toi ;

dans le shéol, qui te louerait ?

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Je me suis épuisé en gémissements,

chaque nuit, je baigne ma couche ;

de mes larmes j'arrose mon lit,

mon œil est rongé de pleurs.

Insolence chez tous mes oppresseurs ;

loin de moi, tous les malfaisants !

​

car le Seigneur entend la voix de mes sanglots ;

Le Seigneur entend ma supplication,

le Seigneur accueillera ma prière.

Tous mes ennemis honteux, bouleversés,

qu'ils reculent, soudain couverts de honte!

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​Lectio du psaume 6

Lisons maintenant le psaume 6 ; pour le méditer on peut le diviser en trois parties qui sont très claires dans ce poème.

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– La première partie (jusqu'au verset 6) est une prière directe, elle emploie le « tu » . L'homme souffrant s'exprime par des lamentations et par des demandes confiantes à Dieu qu'il sait proche : « ne me châtie point ... ne me reprends point... pitié pour moi... guéris-moi... reviens me délivrer... sauve-moi ». C'est toute une série d'expressions, d'impératifs que l'homme dans cette situation adresse à Dieu irrésistiblement: il n'en peut plus. 

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– La deuxième partie est déterminée par le « je », ce sont les versets 7 et 8. L'homme fait retour sur lui-même et se décrit à la première personne: « Je suis épuisé... je pleure sur mon lit... ma couche est trempée... mes yeux sont rongés de chagrin... » il se contemple, se regarde: voilà où j'en suis réduit ! 

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– La troisième partie présente un changement de scène; tout change soudain, et le psalmiste crie la joie de l'accueil : « Le Seigneur entend... le Seigneur entend ... Le Seigneur accueillera » ; et pour couronner cette triple affirmation d'accueil voilà les ennemis en fuite: « qu'ils reculent, soudain couverts de honte! » L'affirmation centrale est donc celle-ci : le Seigneur entend; loin de moi, tous les malfaisants! 

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Telles sont les trois parties du psaume: la première est le « tu », la deuxième le « je » la troisième, l'affirmation objective de la guérison obtenue: « Le Seigneur entend ». 

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Voyons brièvement comment, à travers ces trois parties, l'homme malade s'exprime; il se sent puni par le mépris de Dieu, châtié par sa colère: il décline, ses os tremblent, son âme est bouleversée. Il sent désormais proche ce royaume des morts où il n'est plus de mots, où pour les Hébreux tout était obscurité et fin de toute activité.

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La description continue dans la deuxième partie : il est épuisé, il arrose son lit de pleurs comme un champ, ses yeux se consument, il éprouve le poids de l'oppression et de l'insulte. En réalité, la maladie n'est pas décrite: le tremblement des os pourrait être le signe de la fièvre, mais ce n'est pas un diagnostic médical. L'homme exprime plutôt une expérience de la désagrégation, de la déchéance :  il n'en peut plus. Il s'exprime comme si la maladie était vécue dans sa tête, comme s'il éprouvait sa fragilité. Mais cette expérience est vécue par le malade face à Dieu, sachant clairement que tout cela fait partie d'un dessein divin, ressenti comme un châtiment par le malade. 

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Si, jusqu'ici, nous avons peut-être pu faire nôtre le mode d'expression poétique de cet homme vieux de deux mille cinq cents ans, nous sentons ici que, par rapport à notre mentalité, quelque chose pourrait nous conduire à une divergence : « Seigneur, ne me châtie point dans ta colère, ne me reprends point dans ta fureur, pitié pour moi, Seigneur... guéris-moi, Seigneur... Reviens, Seigneur, me délivrer.

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Deux choses sont dites. 

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Premièrement, Dieu peut libérer. Voilà donc une certitude absolue : même une vie dégradée est entre les mains d'un Dieu puissant. 

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Deuxièmement, une perception que mon être est lié à mon-péché, qu'il est lié à une décadence par rapport à ce que je devais être. 

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Nous avons de la peine à suivre cet aspect, car nous nous souvenons aussi, par exemple, de la phrase de Jésus au chapitre 10 de Jean, quand les disciples lui demandent à propos de l'aveugle-né: « Qui a péché, lui ou ses parents? » et Jésus de répondre: « Ni lui ni ses parents, mais pour que la gloire de Dieu se manifeste. » 

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Jésus nie la relation immédiate entre maladie et péché. Je crois cependant que, pour la comprendre, nous ne devons pas l'envisager individuellement (cet homme-là se sent malade parce qu'il a péché), mais de façon plus large : l'homme malade expérimente en lui la déchéance historique de l'homme, qui est l'une des faces du péché. De même que la mort rend concrète la dévastation dans l'histoire du refus de Dieu et de la vie, la maladie est, de quelque façon, une anticipation de la mort, une image de la mort, une des réalités qui, dans l'histoire, rendent présente la voie négative de l’homme. En ce sens, on peut demander d'être libéré, pas nécessairement d'un péché qu'on a commis, mais des conséquences de cette situation historique souffrante dans laquelle on est immergé : situation marquée par le péché, par la maladie et la mort. Cet homme vit avec un grand réalisme sa propre souffrance, il ne se trompe pas à son propos, il s'agite même violemment, mais dans toute cette agitation il conserve le sens de l'absolu de Dieu, en même temps que celui de sa propre humilité, de sa soumission au dessein de Dieu. Il n'est pas facile d'entrer dans cette attitude, et cela demande une prière profonde pour ne pas être incompris. Avec la prière et l'humilité, nous pourrons comprendre la vérité de cette parole, vérité que nous devrons traduire en nos propres termes, et qui pourra peut-être nous aider dans des situations analogues, pour les vivre non comme une rébellion, mais avec l'humble accueil de ce que suppose la condition humaine, et avec le désir d'en être sauvés par le Dieu puissant. Il me vient à l'esprit le cas limite, Jésus, qui, à l'heure de sa mort, dit: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Et ensuite : « Seigneur, entre tes mains je remets mon esprit. » C'est une double réalité : on est à la limite de la patience humaine, de l'homme prêt à exploser dans le désespoir et le blasphème, et en même temps on vit ce cas limite dans l'accueil d'une réalité de Dieu providence et bonté. En quelques lignes, quelque chose de très haut s'exprime, à quoi l'homme ne parvient que par la souffrance, la patience et la prière.

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Jetons maintenant un regard sur la dernière partie, à partir du verset 9 : « loin de moi, tous les malfaisants! Car le Seigneur entend mes sanglots ; le Seigneur entend ma supplication, le Seigneur accueillera ma prière. Tous mes ennemis [ ...J qu'ils reculent, soudain couverts de honte! » Cette version utilise le présent et le futur: « le Seigneur entend ... le Seigneur entend ... le Seigneur accueillera » ; il est une autre version, tout à fait bonne, qui pourrait être utilisée pour approfondir la recherche sur les divers psaumes : « YHWH a entendu le cri de ma plainte, YHWH a entendu mon imploration. » La note explique qu'il faut l'entendre comme un parfait (on le trouve dans d'autres psaumes), appelé parfait de confiance, passé de confiance. Celui qui parle considère comme avéré un événement dont il sait avec certitude qu'il se produira: et cela en vertu de son espérance. Il ne dit pas: je suis guéri, il ne décrit pas sa propre guérison, il ne décrit pas la force qui lui revient. Dans les Évangiles, nous avons des descriptions semblables (le paralytique qui prend son lit sur ses épaules) et également dans les Actes, quand, par exemple, on dit de l'impotent guéri par Pierre à la Belle Porte du Temple: « à l'instant ses pieds et ses chevilles s'affermirent ; d'un bond il fut debout ». Ici, au contraire, la guérison n'est pas décrite. Au fond, on peut penser qu'elle n'est pas encore arrivée, mais espérée. 

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Cet homme est passé de la sensation d'une vie fanée à l'expression d'une foi profonde dans la prière, et à un certain moment il est entré dans l'espérance, il a ressenti ceci: Dieu a accueilli ma prière, et l'ayant accueillie j'en suis changé, ma guérison viendra quand elle viendra, peut-être est-elle déjà en route, peut-être est-elle déjà là et ne m'en suis-je pas aperçu. Cela seul compte: je suis certain que le Seigneur entend le cri de ma plainte, qu'il entend ma supplication, qu'il accueille ma prière. Encerclant cet homme, ses ennemis sont tous ceux qui profitent de celui qui est en état de faiblesse, pour le mépriser, le railler, lui voler ce qu'il a. Nous avons certainement ici l'image d'une société mauvaise, très violente, dans laquelle l'ennemi se tient à distance tant qu'on peut se défendre de ses mains, mais dès qu'on perd un peu de force, c'est fini. L'homme désormais incapable de gérer sa vie est entouré de gens qui surveillent sa chute, et restent là pour profiter de son incapacité à se faire respecter. Mais soudain, quand l'espérance naît en lui , alors il sent que tout cela va cesser, il sent en lui la force de vaincre et de s'ouvrir la voie: et cela parce que le Seigneur l'a entendu. Tout le psaume joue entre ces deux moments : « Pitié pour moi, Seigneur » , et « le Seigneur a entendu », ce sont les deux moments du chemin de l'homme. 

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